Voyages naturalistes au Maroc.

Les scorpions

PAR MICHEL AYMERICH

Extrait de l’ouvrage Un désert plein de vie. Carnets de voyages naturalistes au Maroc saharien, Michel Aymerich & Michel Tarrier, 2010, Editions La Croisée des Chemins

(http://www.sahara-vivant.com/Extraits-Livre-desert.pdf)

Le scorpion est probablement la créature la mieux pourvue pour affronter les affres des zones dites désertiques. Il supporte des températures plusélevées que les insectes ou les araignées, et a le taux de perte d’eau leplus bas des animaux de ce milieu.

La famille des Buthidés est particulièrement bien représentée au Sahara marocain où la liste non exhaustive comprend les espèces:

Androctonus amoreuxi amoreuxi, A. australis, A. gonneti, A.liouvillei, A. mauretanicus mauretanicus, A. m. bourdonni, A. sergenti ;Buthacus occidentalis (faisant partie du complexe de B. leptochelys), B. mahraouii; Butheoloides (gigantoloides) aymerichi ; Buthus atlantis parroti, B. bonito, B. draa, B. mariefranceae, B. rochati ; Hottentota gentili ; Microbuthus fagei maroccanus ; Orthochirus innesi.

Androctonus amoreuxi est une grande et magnifique espèce aux très belles proportions, de couleur jaune paille, pouvant atteindre une douzaine de centimètres. Sa zone de répartition couvre tout le Sahara, de Ghardaia jusqu’à Niamey, et se retrouve sans discontinuité du Sénégal jusqu’en Égypte. C’est un animal répandu dans les zones sablonneuses et les lits d’oueds où il creuse des galeries assez profondes. Il attend la nuit tombée, souvent posté à l’entrée de son terrier, les pinces à l’extérieur, ou bien en se tenant à l’affût à proximité de sa cachette, qu’une proie passe à sa portée pour se précipiter sur elle, l’attraper de ses pinces aux mains renflées, la neutraliser rapidement en la piquant, puis s’engouffrer aussitôt dans son terrier afin de pouvoir consommer l’objet de sa capture à l’abri de tous dangers. Et le scorpion est perspicace car les dangers ne manquent pas : un homme ou un enfant malveillant, intimement persuadé qu’il ne s’agit là que d’une de ces « mauvaise » bêtes ne méritant qu’un jet de pierre, un coup de bâton meurtrier ou de talon vengeur, un chat domestique aux griffes adroites, un chat ganté, un oiseau encore. J’ai en effet été témoin d’un Cratérope fauve (Turdoides fulvus) consommant un gros Androctonus amoreuxi adulte. Un spécimen que je conservais à des fins d’observations illustre la puissance relative de ce magnifique représentant de la faune scorpionique. S’étant échappé du terrarium dont j’avais omis de refermer le couvercle, je retrouvais mon agile pensionnaire dans le terrarium voisin où la présence de l’ancien habitant des lieux, un Androctonus mauretanicus adulte, n’était plus attestée que par une pince encore munie de l’avant bras, de quatre anneaux et du telson. Androctonus amoreuxi, dont la DL (dose létale) est évaluée à « seulement » 0.75, était donc parvenu à vaincre l’espèce considérée comme potentiellement la plus dangereuse du Maroc (DL50 (mg/kg) 0.31 égale à celle d’A. australis = 0.32). Il faut savoir que la DL 50 ou dose létale 50 se mesure par la quantité de venin, administrée en une seule fois, qui cause la mort de 50 % des représentants d’un groupe d’animaux d’essai (généralement des souris). Certains auteurs se basant sur sa ressemblance avec Androctonus australis (les jeunes des deux espèces sont très ressemblants) commettent à mon avis l’erreur de considérer sur la base d’un « délit de faciès » cette espèce comme étant au même titre qu’Androctonus australis « redoutable » (Vial & Vial, 1974).

Je prendrai pour élément de preuve l’expérience suivante (Voir encadré). Androctonus australis est un scorpion à très vaste répartition puisqu’il peuple l’Afrique (Mauritanie, Algérie, Tunisie, Libye, Egypte, Tchad, Somalie, Soudan) et l’Asie (Palestine-Israël, Arabie Saoudite, Yemen, Pakistan, Inde). Selon Günter Schmidt, elle serait également présente au Maroc (sans doute la ssp. hector), mais sans indication de sources, ni des stations dans ce pays. Rien d’étonnant compte-tenu de la proximité avec les sites algériens appartenant à la même zone bioclimatique.

Androctonus mauretanicus est une assez grande espèce de couleur noire qui peut atteindre 8 centimètres, caractérisée par une «queue» (metasoma) très épaisse, semblable par son aspect à celle d’Androctonus australis, une caractéristique qui associée à des pinces relativement fines permet généralement d’identifier une espèce potentiellement dangereuse pour l’homme (notamment pour les jeunes enfants, personnes malades et âgées). Bien que très venimeux (DL 50 = 0.31), ce scorpion est d’après toutes mes observations très placide. Si aucun Arachnide ne peut être considéré en toute rigueur comme « agressif », certains sont plus excitables que d’autres, c’est-à-dire réagissent plus nerveusement et rapidement à une menace.

Max Vachon en distinguait deux sous-espèces : celle nominale Androctonus mauretanicus mauretanicus et la sous-espèce Androctonus mauretanicus bourdonni. Bien que Vial & Vial omettent d’en référer dans leur ouvrage, il s’agit d’un scorpion remarquable à la fois du fait de sa dangerosité potentielle - il est sans doute l’espèce la plus dangereuse au Maroc - mais aussi parce que c’est un magnifique représentant des Buthidés de ce pays et de ses zones sahariennes. On peut le trouver parfois sous une pierre, parfois dans un trou creusé dans de la terre assez sèche, ou déambulant à l’occasion d’une nuit chaude à la recherche d’un meilleur substrat, d’eau, de nourriture ou d’une femelle lorsqu’il s’agit d’un mâle. Je l’ai appréhendé dans des secteurs variés mais le plus souvent semi-arides, dans une palmeraie à Zagora, aux abords des Oueds Assaka et Noun, aux environs de Bou-Jérif, à l’est de Guelmin dans les environs d’Aouinet-Torkoz (bioclimat aride) ou peu avant Tan-Tan (même bioclimat aride).

Hottentota gentili, grande espèce de couleur foncée qui peut atteindre plus de 10 centimètres, est facilement reconnaissable du fait de ses pinces allongées, de son telson légèrement rougeâtre et, chez les adultes, de sa queue dotée de nombreux et longs poils sensoriels. Dans les palmeraies de la vallée du Drâa, il est assez commun. C’est un scorpion ubiquiste qui fréquente tout aussi bien le Haut Atlas que le littoral atlantique ou le domaine saharien. Menacé, il peut fuir à toute allure jusqu’à son refuge, frappant de sa queue l’animal ou l’homme qui tente de le saisir. Mais une fois rassuré, j’ai toujours pu le prendre sur ma main. Il suffit de les laisser monter, sans jamais faire pression sur le dos. J’ai rencontré de nombreuses personnes qui ont été piquées par Hottentota gentili sans conséquences sérieuses (voir également ma propre expérience). C’est pourquoi, c’est avec un grand scepticisme que j’accueille l’information rapportée par des auteurs marocains selon laquelle cette espèce aurait provoqué quelques cas de décès. N’y a t’il pas eu confusion avec une autre espèce de couleur noire (A. mauretanicus) qui partage parfois les mêmes lieux?

Orthochirus innesi est un scorpion de petite taille qui adulte atteint 3,5 centimètres. Il est distribué sur la majeure partie du Sahara. Je l’ai personnellement observé au sud de Zagora, à Assa, dans les environs d’Aouinet-Torkoz et sur la Seguiet-El-Hamra, entre Smara et Laayoune. Il est également présent dans le Tafilalt. Il apparaît comme cantonné à des niches de survie, diffusion résiduelle témoignant d’une aire de distribution ancienne et plus homogène. Très impassible, même menacé il tente rarement de piquer. Il présente la particularité d’avoir la plupart du temps le metasoma nettement replié sur le dos de l’abdomen. Lorsqu’il se déplace, cette queue penche tantôt à droite et tantôt à gauche. Il semblerait qu’il soit tout à fait inoffensif, bien que son apparence extérieure le rapproche des espèces potentiellement dangereuses (pinces fines ou assez fines et queue épaisse). Malheureusement, lorsqu’il est découvert, il paye de sa vie les préjugés répandus à l’égard des scorpions quels qu’ils soient.

Buheloides (gigantoloides) aymerichi est une espèce rare de taille moyenne (un peu inférieure à 5 centimètres), dont on ne connaît pas grand chose. Je l’ai découverte près de Tinerhir, et Philippe Geniez l’a photographiée près de Tan-Tan. La mise à jour ces dernières années de nouvelles espèces du genre Butheoloides (B. anniae de la Côte d’Ivoire; B. wilsoni du Burkina Faso; B. polisi d’Éthiopie; B. hirsiti du Soudan et B. charlotteae du Nigeria; B. (Butheoloides) schwendingeri d’Algérie et enfin B. (gigantoloides) aymerichi du Maroc), dont certaines géographiquement très éloignées des premières espèces connues, a non seulement élargi considérablement l’aire de répartition de ce genre mais permis d’établir un modèle de répartition périsaharien. À la question posée par Max Vachon (1950)

- Comment expliquer la présence de formes apparentées de part et d’autre du Sahara ?

- Une hypothèse a été avancée par W. Lourenço.

Le genre Butheoloides a certainement connu une géonémie plus vaste dans des régions qui se sont desséchées dans un laps de temps relativement court de quelques milliers d’années, jusqu’à former ce que nous appelons aujourd’hui le Sahara. La répartition générique s’est alors rétrécie jusqu’à se retrouver confinée dans des régions périphériques où les espèces composant ce genre pouvaient continuer à survivre tout en évoluant indépendamment les unes des autres. La découverte en 2000 de l’espèce Butheoloides (gigantoloides) aymerichi démontre que les régions présaharienne et saharienne du Maroc recèlent encore bien des richesses biologiques et notamment relictes du lointain passé verdoyant.

Ne serait-ce qu’à ce titre, la transformation parfaitement irresponsable des scorpions en porte-clefs vendus à des touristes irrespectueux de la biodiversité devrait être interdite. Les phobies et préjugés ne peuvent servir de critères de non-considération pour ces représentants des malaimés.

Les conséquences pour l’équilibre sont les mêmes que l’espèce soit subjectivement estimée récalcitrante ou sympathique et les retombées du massacre animal ou végétal sont déjà démontrées au niveau du devenir humain. La dégradation de la qualité de vie conjuguée à la crise existentielle qui secoue l'ensemble des sociétés dominant la nature en sont des manifestations déjà très actuelles.

Buthus atlantis et Buthus bonito sont deux espèces d’apparence proche, voire très semblable pour le néophyte, qui fréquentent le littoral marocain. La première a une répartition qui va du nord du Maroc jusqu’à une ligne qui reste à déterminer aux confins septentrionaux du Sahara. Buthus bonito, longtemps confondu avec B. atlantis, a été élevé voici quelques années seulement au rang d’espèce et à ce titre est venue enrichir la panoplie des espèces peuplant les contrées sahariennes du Maroc. J’ai observé ce scorpion le long de la lagune de Khnifiss où il est relativement abondant. Il suffit de retourner un certain nombre de pierres reposant sur le sable pour avoir la chance de découvrir cette espèce placide de taille moyenne. Il va de soi pour un naturaliste qui se respecte ou pour toute personne soucieuse de respecter l’équilibre des écosystèmes qu’il convient après observation de laisser l’arachnide regagner son abri en remettant à sa place la pierre sous laquelle il se cachait. Ceci en prenant soin lors de la manoeuvre de ne pas l’écraser maladroitement avec la pierre qui lui servait de protection. Ces deux espèces se protègent ainsi à la fois des ardeurs du soleil et de leurs nombreux ennemis (oiseaux, lézards, chats, humains…).

Très récemment, pendant l’été de l’année 2008, entre Boujdour et Dakhla, au bord du littoral, j’ai eu l’occasion de photographier ce qui semble de toute évidence être une troisième espèce qui bien que d’apparence et de moeurs relativement proches des précédentes, s’en distingue aisément par le cinquième anneau et le telson de couleur brunâtre. S’agit-il d’une espèce déjà répertoriée ou d’une espèce nouvelle pour les taxinomistes?

La famille des Scorpionidés comprend les plus grandes espèces de scorpions existantes, parmi les plus inoffensives aussi, tel Pandinus imperator qui peut atteindre 20 centimètres. L’unique espèce qui se manifeste au Maroc est Scorpio maurus, presque omniprésent avec un minimum de cinq sous-espèces recensées sur le territoire marocain sur les dix-neuf que compterait l’espèce sur toute son aire couvrant le Nord de l’Afrique, la Mauritanie, le Sénégal, le Niger, le Tchad, le Soudan, l’Érythrée et l’Asie Mineure.

Une sérieuse révision des formes géographiques marocaines pourrait amener à quelques rectifications dans les statuts taxinomiques et contraindre à l’élévation au rang spécifique de certaines sous-espèces fortes. Peut-être alors faudra-t-il parler non plus de Scorpio maurus comme d’une entité monospécifique mais comme du complexe de Scorpio maurus. C’est un scorpion de taille moyenne susceptible d’atteindre 8 centimètres, doté de très larges pinces. Le concernant, j’ai parfois lu des choses surprenantes parce qu’en parfaite contradiction avec mes nombreuses expériences liées à des représentants de cette espèce. À titre d’exemple, je cite la note d’élevage suivante parfaitement incongrue : « Son attitude défensive est des plus caractéristique : pinces ouvertes, queue relevée, haut sur pattes, il essaye de vous faire peur. Il ne détalera qu’après avoir essayé de vous faire goutter de son venin. Faites attention, il est très rapide sur une attaque ! » Absolument rien de comparable quant à mon expérience ! Bien au contraire. Les dizaines et dizaines de Scorpio maurus capturés n’ont jamais tenté de piquer, alors même que je les manipulais sans précaution aucune, après les avoir contraints à sortir de leur terrier.

Dans un livre récent d’une maison d’édition connue que je feuilletais par curiosité, qu’elle ne fut pas ma stupéfaction en découvrant le titre tapageur : « L’animal qui peut tuer en sept secondes ». Il est vrai que même concernant l’espèce la plus dangereuse, « sept secondes »… se vendent mieux auprès des esprits abouliques que des explications circonstanciées, des tableaux de chiffres contradictoires et nuançant les affirmations simplistes. Et sous ce titre, une prétendue représentation du « Scorpion du désert », illustré par un Androctonus australis (potentiellement dangereux), puis par des illustrations en vrac de Buthus occitanus (ou d’une espèce proche) et de deux photos représentant Scorpio maurus. Ce dernier tuerait donc en « sept secondes » ? Rien n’est plus faux! Pour une personne non allergique (on peut être allergique aux cacahuètes et mourir d’une piqûre d’abeille...), cette espèce peut être considérée comme largement inoffensive.

Pour ma part, bien que déconseillant de m’imiter car il m’a fallu des années d’expérience pour apprendre à les manipuler, je prends dans les mains, je capture avec les mains et je referme mes mains sur toutes les espèces de scorpions présentées ici. Le but n’étant pas une fanfaronnade, mais de prouver la non-agressivité de ces animaux mal-aimés. Pourquoi vouloir démontrer cela? Afin de contribuer à faire comprendre que la Nature n’agresse pas l’homme, mais que ce sont les femmes et les hommes des cultures issues de l’agriculture (celles de la « révolution néolithique ») qui l’agressent avec pour résultat non seulement la sixième grande extinction d’espèces (mais la première strictement occasionnée par les errances du comportement humain), mais aussi avec pour résultat la séparation artificielle de l’homme en âme et corps, en homme et animal, en homme civilisé et sauvage, des guerres incessantes, la malnutrition à grande échelle, la pollution chimique et autres de la biosphère, la raréfaction de l’eau potable manquant à des centaines de millions d’habitants, le désarroi, le pessimisme quant à l’avenir, etc.

L’homme peut et doit se ressourcer auprès de la Nature, la Nature véritable. Pas celle des seuls petits oiseaux qui chantent et des moutons dans les pâturages ou de cette Nature stérilisée des gazons ras voleurs d’une eau si précieuse. Mais la Nature sauvage qui « décide » elle-même de ce qui peut exister et comment. Les premiers scorpions, animaux marins à l’époque, sont apparus au Silurien il y a 400 millions d’années, les scorpions terrestres 50 millions d’années plus tard. Ils existaient donc bien avant l’apparition d’Homo sapiens, bien avant celle des hominidés, des primates et des mammifères en général. Ils ont fait la preuve de leur capacité à traverser les âges, c’est une des raisons qui forcent au respect et à reconsidérer l’ensemble de notre rapport à la Nature sauvage, à ce qui reste de naturalité. Un rapport qui doit être à l’absolu opposé de ce que reflètent ces quelques lignes lamentables trouvées sur un site Internet : « Les scorpions... On en a « chassé » quelques-uns sous les arganiers. Méthode : soulever les pierres plates (de la forme d’un gros pain), saisir la bête avec une pince, tremper l’arachnide détesté dans de l’alcool à 90° et attendre cinq minutes qu’il crève. Fermer le pot et aller faire peur aux copains. » Ce qui précède est une manifestation du résultat désastreux dont nous avons hérité après plusieurs milliers d’années de développement d’un processus nuisible que Théodore Monod expliquait avec les mots suivants. L’homme « va sauter en dehors du dispositif naturel auquel hier encore il appartenait et auquel le maintenait lié un pacte magico-rituel.

Il va pouvoir dès lors intervenir de l’extérieur, dans le sens que l’on devine, libéré de tout scrupule et avec des moyens matériels sans cesse perfectionnés (...) À ce rythme, la prédation est devenue destruction, la Raubwirtschaft, l’ « économie de proie », peut enfin se donner libre cours, le divorce entre l’homme et sa biocénose est acquis, celui qui obéissait désormais commande ; la nature pour lui est une proie à saccager plus qu’un capital à ménager. » Arne Naess décrit l’attitude exemplaire, allant à contre-courant de cet engrenage néfaste, qu’avait su adopter Gandhi, il écrit : «En outre, quelques amis européens qui vivaient avec Gandhi dans son Ashram [lieu de retraite spirituelle, ndlr] étaient choqués qu’il laisse entrer librement serpents, scorpions, et araignées dans les dortoirs. Des animaux qui vivaient leur vie. Il interdisait même aux gens de constituer des réserves de médicaments contre les morsures venimeuses. Il croyait à la possibilité d’une coexistence pacifique et il s’avéra qu’il eut raison. Il n’y eut pas d’accidents. Les gens dans l’Ashram regardaient bien évidemment dans leurs chaussures s’il n’y avait pas un scorpion avant de les mettre. Même lorsqu’on se déplaçait sur le sol dans la pénombre, on pouvait facilement éviter de piétiner ses colocataires.» Il reste pourtant l’argument des accidents, dont certains mortels, occasionnés par au moins une espèce au Maroc. À cela je réponds, certes il y a des accidents, mais ils sont avant toute chose le fait de la misère et de l’ignorance, c’est-à-dire un fait économique et social, donc un fait politique dans la mesure où le politique n’est qu’un concentré de l’économique. En d’autres termes des hommes portent la responsabilité de la misère d’autres hommes et le « scorpionisme » ou la Nature en général ont bon dos. Que chacun puisse porter des chaussures et soit en mesure de comprendre qu’il n’est pas recommandé de marcher pieds nus lors d’une nuit chaude d’été, ou encore que les femmes ne soient pas contraintes par la pauvreté de ramasser du bois mort, et alors beaucoup d’accidents seront évités. Par ailleurs, si certains se préoccupent réellement d’éviter les accidents, alors qu’ils s’attaquent à ceux occasionnés par d’autres facteurs que la seule « Nature » dont l’humanité a besoin comme une plante son sol nourricier. Elle en a aussi besoin ne serait-ce que pour ne pas risquer de se retrouver seule face à elle-même. Rien que les accidents de la route au Maroc ont en vingt ans (chiffres de 2003) fait 1.200.439 victimes, dont 60.878 morts ! « En 2002, il y a eu 52.137 accidents sur les routes marocaines, ce qui représente une hausse de 308% ; 3761 personnes sont décédées et 81.465 ont été blessées. 73 % des accidents se sont produits dans des villes, mais 66 % des décès sont intervenus à la suite d’accidents en rase campagne» précise La Vie Economique du 18 juillet 2003. En 2008, la situation s’est aggravée : « Le nombre de morts sur les routes durant les neuf premiers mois de 2008 s’élève à 4287, soit une progression de 11,69% par rapport à l’année dernière. » écrit l’hebdomadaire TelQuel.

Ne peut-on pas penser qu’après les guerres nombreuses et innombrables, à l’heure aussi du réchauffement climatique, un des problèmes fondamentaux de notre époque désenchantée et obnubilée par le fétichisme techniciste est le rapport de l’homme à l’homme perdant tout repère existentiel dans un tête à tête désespérant ? « Et parfois il me prend des mouvements soudains de fuir dans un désert l’approche des humains. » (Molière).

Cinq espèces, six envenimations scorpioniques.

Le 26 août 2000 au Maroc, à Tin-Zoulin (village situé entre Agdz et Zagora dans le Haut Drâa), j’avais été piqué du fait d’une maladresse par un très gros Androctonus amoreuxi adulte. La conséquence, à mon grand soulagement, ne fut qu’une paralysie assez complète de l’auriculaire de la main gauche n’excédant pas une vingtaine d’heures. J’ai ressenti un engourdissement très résiduel jusqu’à la vingt-quatrième heure. Je n’ai eu ni fièvre, ni aucun autre désagrément. La douleur était parfaitement supportable et tenait davantage des suites d’une anesthésie que d’une douleur proprement dite. J’ai ensuite photographié mon scorpion et par précaution je me suis rendu une heure trente plus tard à l’hôpital de Zagora. Je craignais de la fièvre ou d’autres symptômes susceptibles de contrarier la suite de mes prospections. À l’hôpital les deux médecins de garde m’ont affirmé qu’ils recevaient chaque jour une quinzaine de personnes piquées mais que jamais depuis de longues années ils n’avaient eu à déplorer le moindre décès. Par contre, ils relatèrent que dans les environs de Marrakech, il y aurait des cas létaux occasionnés par des piqûres d’autres scorpions. Je suppose qu’il s’agit d’Androctonus mauretanicus, sans doute la seule espèce pouvant impliquer des accidents sérieux. Ils me firent une injection à base de cortisone, puis je suis reparti de suite, aussi frais qu’un gardon, poursuivre mon travail de terrain et mesreportages photographiques. La seconde envenimation, sans grands effets, le fut par un Buthus occitanus adulte dans les environs de Montpellier (Cette piqûre était en réalité la troisième. J’avais, en effet, été déjà piqué adolescent par un subadulte de cette espèce avec des effets similaires). Fin décembre 2000, un mois après la première mésaventure, je me faisais piquer cette fois en France (se faire piquer à domicile est comme un luxe !). La douleur, du moins dans les deux premières heures, m’a semblé plus intense (toute chose étant relative) que celle occasionnée au Maroc, bien que parfaitement supportable puisque je continuais à retourner les pierres et à photographier. J’ai ressenti quelque chose jusqu’aux environs de la quatrième heure, puis tout effet a ensuite disparu. Je me souviens qu’une piqûre de Vive à la plage avait produit sur moi de bien plus désagréables conséquences, avec une douleur intense et m’empêchant d’entreprendre quoi que ce soit pendant une bonne demi-heure. La quatrième envenimation, donc, fut occasionnée également par un Buthidé, une grande femelle d’Hottentota gentili capturée à Agdz, dans la haute vallée du Drâa. Je conservais ce sujet vivant dans une boîte depuis une bonne semaine, il n’avait donc pu gaspiller tout le contenu de sa vésicule à venin. La piqûre fut parfaitement banale, je ressentis certes l’envenimation, mais elle me parut être plus indolore que celle du Buthus occitanus évoqué plus haut. Alors que j’étais parti à pied en excursion, continuant mes recherches sous les pierres, tout effet disparut au bout d’environ deux heures. Beaucoup d’habitants d’Aït-Semgane, Agdz et de Zagora, où Hottentota gentili est assez répandu, m’ont raconté avoir été piqués par cette espèce et n’en avoir guère souffert la moindre conséquence. Ces expériences, les miennes comme celles des personnes assez nombreuses qui me relatèrent leurs bénignes piqûres, semblent contredire les assertions de Vial & Vial dans leur ouvrage Sahara milieu vivant quant à la dangerosité supposée des espèces Androctonus amoreuxi et Hottentota gentili (= anciennement H. franzwerneri gentili). Les cinquième et sixième piqûres le furent au Maroc par deux espèces du genre Buthus classées dans le passé par Vachon comme des sous-espèces de Buthus occitanus et dont je ne saurais écrire à quelles espèces elles appartiennent réellement. La quatrième piqûre avait eu lieu dans la région de Tafraoute sans occasionner une douleur ou une gêne particulière, la cinquième provoquée par un scorpion des alentours d’Agadir provoqua par contre une paralysie de l’auriculaire piqué pendant une bonne douzaine d’heure (mais le lendemain après m’être couché je ne ressentais plus rien), me rappelant en tous points mon expérience relatée plus haut avec un Androctonus amoreuxi. L’expérience empirique, comme les statistiques, souligne aussi le fait que les couleurs jaune d’A amoreuxi et des espèces du genre Buthus ou noire d’H. gentili ne sont pas des critères valables d’évaluation de la dangerosité potentielle. Dans mon cas, je n’ai rien entrepris pour me soigner, excepté ce qui a été relaté de ma piqûre par un A. amoreuxi. Il va de soi toutefois qu’il faut éviter toute piqûre ne serait-ce que pour des risques éventuels d’allergie. Je tiens à préciser que ces six piqûres ont toutes été le fait de maladresses de ma part, jamais l’expression d’une quelconque agressivité de la part des scorpions.

Envenimations par Androctonus australis et Androctonus mauretanicus.

Des chiffres contradictoires... Ces deux espèces potentiellement dangereuses peuvent occasionner desdécès, notamment chez les jeunes enfants. Une étude portant en Algérie sur 20.164 cas de piqûres imputées à Androctonus austalis pendant une période allant de 1942 à 1958 a donné les résultats suivants : 386 décès, soit 1,27 % de décès chez les adultes (sans précision sur leurs âges et leurs états de santé), 3,66 % chez des enfants en âge d’être scolarisés, 7,78 % chez les petits enfants. D’autres études ont donné des résultats différents. Une étude réalisée à Sfax en Tunisie de 1967 à 1977, portant sur 29.402 piqûres qui seraient majoritairement imputables à A. australis a fourni le résultat suivant : 136 décès, soit 0,46 %. Un rapport réalisé à Sidi Bouzid, également en Tunisie, sur une période de 4 ans (de 1984 à 1987) et portant sur 118.000 piqûres, révèle 450 décès (0,38 %). Concernant A. mauretanicus, des auteurs marocains avancent une létalité globale de 8,2% variant selon l’âge et les régions de 0 à 53 %. Toutefois, les chiffres en ma possession n’indiquent pas les tranches d’âges et les pourcentages correspondants. D’où la possibilité qu’A. mauretanicus puisse causer plus de décès qu’A. australis, nonobstant le fait que la DL50 soit comparable.

Les scorpions sont-ils agressifs ?

Je défends depuis des années l’opinion, qu’il m’est aisé de démontrer preuves en main, et ce, à l’encontre de préjugés assez répandus, que les scorpions ne sont absolument pas « agressifs » et ne piquent que dans certaines conditions, plus précisément quand on leur marche dessus, qu’on fait pression sur eux, de la main par exemple. Ainsi n’étais-je évidemment pas surpris d’entendre un habitant d’un village marocain me raconter l’histoire suivante : « Je dormais lorsque je ressentis se mouvoir sur mon corps, sous mes vêtements, quelque chose que je pensais être un scorpion. Je frappais alors une première fois sur l’animal et il me piqua, je refrappais plusieurs fois et il me repiqua. Je fus piqué en tout trois fois à différents endroits de mon corps… » Cet habitant aurait évité l’envenimation scorpionique, qui certes fut sans gravité, s’il ne s’était pas imaginé à tort que la présence de ce scorpion impliquait une volonté de le piquer. Il convenait tout bonnement de patienter jusqu’à ce que le scorpion débouche hors des vêtements où il s’était glissé par erreur. Et dans l’hypothèse où le scorpion recherchait précisément la température et le substrat particuliers (un certain taux d’humidité peut-être) qu’offraient ce corps, il aurait fallu calmement, sans précipitation et surtout sans frapper, ôter un par un les vêtements en prenant soin de ne pas exercer de pression sur l’animal. Dans le cas où ce dernier se serait immobilisé sous les vêtements, une légère poussée aurait décidé le scorpion à se déplacer sans le provoquer à piquer. Une fois l’attirail vestimentaire retiré - s’il ne s’agissait que d’une djellaba la chose est aisée – il convenait de l’inciter à entrer dans un quelconque récipient, voire même dans le creux de la main, en le poussant doucement derrière le bas de la queue, mais sans l’agresser en pressant sur le dos de l’abdomen, d’autant qu’un scorpion pique très rarement et difficilement une surface horizontale. Ainsi, l’homme aurait-il pu éviter simultanément les piqûres suivies d’envenimation et épargner la vie du scorpion, prouvant qu’un homme averti sait vivre en bonne harmonie physique et morale, et en paix avec la nature.